La plus grande prudence règne dans les rangs des compétiteurs du jeu vidéo de stratégie StarCraft 2 rencontrés à la Gamers Assembly, le plus grand rassemblement annuel de passionnés de jeux vidéo compétitifs, qui se tient du 26 au 28 mars à Poitiers.
Un peu moins de deux semaines après la victoire de l’intelligence artificielle AlphaGo face à l’ex-numéro 1 mondial du go, Lee Sedol, sur le score sans appel de 4 manches à 1, les joueurs français de StarCraft, le jeu vidéo de stratégie érigé en sport national en Corée du Sud, se font peu d’illusions sur leurs chances face à la machine. Durant la très médiatique partie de jeu de go qui a opposé l’intelligence artificielle de Deep Go à l’un des joueurs coréens jugés les plus créatifs, StarCraft, le jeu de Blizzard, a été cité comme étant possiblement la prochaine cible pour l’étude de l’apprentissage algorithmique.
Un échiquier en partie masqué
StarCraft 2 n’a rien d’un jeu ancestral, rappelle Le Monde. Sorti en 2011, il est la suite d’un des jeux vidéo compétitifs les plus joués en Corée, StarCraft, et l’ambassadeur d’un registre de jeux de stratégie constitués de dizaines d’unités de guerre à déplacer et à mettre en situation d’attaque en temps réel. Plus fantaisiste et plus frénétique que le go, il n’en demande pas moins une importante concentration, une capacité d’analyse visuelle et d’interprétation de la situation de haut niveau, ainsi que de la souplesse intellectuelle pour gérer à la fois une armée dans son ensemble (macrogestion) et chacune de ses unités (microgestion).
Surtout, à la différence des échecs ou du go, où les deux adversaires ont le plateau entier face à eux, les joueurs de StarCraft n’ont de visibilité que sur la partie du terrain qu’ils ont déjà explorée. C’est d’ailleurs précisément la raison pour laquelle Deep Mind, l’entreprise derrière l’intelligence artificielle AlphaGo, a évoqué le jeu vidéo de Blizzard comme possible prochain objectif. « StarCraft, c’est comme le jeu de go, un jeu de stratégie extrêmement complexe, mais où l’information n’est pas accessible », explique Relmer, un autre habitué des tournois.
« La notion d’information est totale aux échecs et au go, mais pas sur StarCraft, corrobore Hugo Soulier, du média spécialisé O’GamingTV. L’humain pourrait chercher à le bloquer, en s’emmurant. L’adversaire ne pourra pas voir au début et donc pas s’adapter. C’est une manière d’obliger l’intelligence artificielle à aller vers certaines stratégies. »
Vétérans coréens en confiance
En Corée, où StarCraft et l’e-sport ont été érigés depuis deux décennies au rang de sport nationaux, la nouvelle a fait grand bruit, et a donné lieu à des réactions confiantes. telle celle de Lim Yo-hwan, dit « BoxeR », ancien joueur professionnel, aujourd’hui retraité, mais considéré comme une légende de l’e-sport.
« Ce serait une erreur de croire que l’IA pourrait battre des humains à StarCraft. StarCraft est un jeu où la stratégie situationnelle est bien plus importante que dans le go, donc c’est un domaine où elle ne pourra pas être à la hauteur. » Et de préciser : « Il y a beaucoup de variables dans StarCraft, comme l’exploration, évidemment, ainsi que les cartes, l’équilibre entre les races, la microgestion, l’aspect psychologique, etc. »
Flash, un autre joueur coréen de notoriété mondiale dans le monde de StarCraft, a fait preuve lui aussi d’une certaine confiance. « Honnêtement, je pense pouvoir gagner. La différence avec le baduk [le go] est que chaque côté joue sans savoir ce qui se passe ailleurs, vous collectez de l’information — je crois que c’est une différence majeure. »
Progression technologique à vitesse exponentielle
Des tournois opposant champions coréens et intelligence artificielle ont d’ailleurs déjà été organisés, d’où les humains sont sortis victorieux. Mais c’était il y a plusieurs années, sur la première génération du jeu de Blizzard, et l’IA a progressé à une vitesse exponentielle depuis. Le numéro 2 français et n°12 mondial, FireCake, ancien ingénieur en mathématiques appliquées pour Thalès, est l’un des rares à se prévaloir à la fois d’une connaissance de haut niveau de StarCraft, du go et de l’intelligence artificielle. Il est le plus sceptique d’entre tous.
« Les gens ont tendance à voir trop de stratégie dans StarCraft, explique-t-il au Monde. Il y a quatre ans j’explosais les IA de go, or il y a un million de fois plus fois de stratégie dans le go que dans StarCraft 2 ». Et les différences entre les deux disciplines n’ont pas de raison de favoriser l’humain. « Dans le go, il n’y a que de la stratégie, alors que dans StarCraft 2, il y a la maîtrise individuelle des unités d’un point de vue dextérité, la gestion multitâche et leur priorisation. L’IA n’aurait pas le stress et sait avancer vite. Pour moi, elle gagnera partout. »
Contrairement aux échecs ou au go, les jeux vidéo StarCraft se jouent en effet en temps réel : au-delà de la capacité d’analyse tactique, le temps de réaction et la vitesse de gestion de plusieurs dizaines d’unités simultanées sont décisifs. Les meilleurs joueurs tournent à 500 APM (actions par minute), mais une machine pourrait être bien plus efficace, s’il ne s’agit pour elle que de générer des milliers de commandes en même temps.
Robot « multidextre »?
C’est l’aspect qui inquiète le plus les joueurs français. « S’ils ne limitent pas le nombre de mouvements par seconde de la machine, elle explosera le joueur, car ses possibilités de microgestion sont infinies », souligne Hugo Soulier.
« Avec une intelligence artificielle, il y a certaines unités qui réussissent à se déplacer et à tirer en même temps de manière quasi continue, ce qui est impossible à faire pour un humain, car il doit jongler entre trois touches à chaque fois », illustre Elyona, un joueur semi-pro. « Elle exploitera des choses que seule une IA peut exploiter et pas l’homme: il y a des unités qui peuvent se téléporter instantanément, si une IA se téléporte avant chaque attaque, ce que l’humain ne peut pas humainement faire en termes de temps de réaction, elle gagnera automatiquement », confirme le champion français FireCake, victorieux l’an passé à Poitiers face à un Coréen en finale.
« Combien de mains aurait le robot qui jouerait?, s’interroge Victor, dit « Eurip ». Parce que l’humain ne peut pas gérer cent unités individuellement parfaitement. La question ne repose pas sur l’intelligence artificielle mais sur les règles qu’on choisirait. » Les règles: tel est le mot qui revient pour définir l’enjeu d’une telle rencontre. FireCake souligne le nœud du problème: « Si on limite son APM, là, on peut parler. Mais ce serait arbitraire. Comment définir des règles? Ce serait plus intelligent de dire que l’IA n’a pas le droit de faire plus d’une action tous les dixièmes de seconde, mais, même là, certains joueurs sont capables d’en faire plus, mais pas en permanence. Et si elle dépasse cette moyenne, elle redeviendra injouable. Il y a forcément de l’arbitraire. »
Gaspard, dit « Gaspi », joueur manageur de l’équipe Orks e-sport, se demande toutefois si comme au go, l’humain ne peut pas l’emporter par sa capacité à rester cohérent, à défaut d’être supérieur. « En fait, la machine ne peut pas faire d’erreur de micro ou de macrogestion, mais elle peut faire une erreur de stratégie », espère-t-il. « L’humain gagne toujours sur les erreurs de l’IA, les bogues informatiques », rappelle FireCake, un brin fataliste.